Les abus dans la négociation commerciale

 

Depuis plusieurs années, le législateur a introduit des dispositions dans le code de commerce* permettant aux tribunaux de sanctionner** le fait pour une partie de soumettre ou de tenter de soumettre l’autre partie à des obligations créant un déséquilibre significatif dans ses droits et obligations, et l’obtention d’avantages d’une partie, sans contrepartie ou manifestement disproportionnés au regard de la valeur de la contrepartie consentie.

Sont ainsi prohibés les contrats « déséquilibrés » et plus généralement les pratiques commerciales d’une partie en position de force, créant un déséquilibre au détriment de l’autre partie. A ce titre, les tribunaux ont le pouvoir de sanctionner non seulement le prix « disproportionné » et les remises injustifiées mais également certaines clauses « classiques » des contrats (clauses de résiliation, d’intuitu personae,…), notamment en l’absence de réciprocité ou de contrepartie ou en cas de disproportion entre les obligations respectives des parties. Ils ont le pouvoir d’annuler ces clauses mais également d’en contrôler l’application.

  

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et plus généralement de la pénurie de certaines matières premières, dont les conséquences pourraient nécessiter quelques aménagements contractuels, la partie « faible » pourrait ainsi faire valoir son droit de renégociation sur ces fondements issus du code de commerce, outre le fondement de la force majeure*** et celui de l’imprévision***. Pour la partie qui est en mesure d’imposer à l’autre partie ses conditions commerciales ou de refuser de renégocier, la prudence s’impose donc. 

Des décisions et avis de la Commission d’Examen des Pratiques Commerciales (CEPC) illustrent dernièrement ces pratiques abusives dans les négociations contractuelles et leurs sanctions : 

  • CA Paris, 5 janv. 2022, n°20/00737, Ministre de l’économie, franchisés X, Y…/Fra-Ma-Pizz, Domino’s Pizza, Pizza Center France, Food Court Finance :

 La Cour d’appel de Paris enjoint au franchiseur d’une réseau de points de vente de pizzas, de cesser la pratique de couplage d’une clause de stock minimum et d’une clause d’approvisionnement ayant pour effet d’imposer aux franchisés un approvisionnement exclusif auprès d’un fournisseur (du groupe du franchiseur), non justifié par l’unité du réseau ou le développement du savoir-faire. Cette pratique permettait au franchiseur de bénéficier de remises commerciales négociées sur la base d’engagements de volumes d’achat et de mises en avant des produits dont les franchisés ne retiraient aucun avantage. 

La cour d’appel confirme également la nullité d’une clause d’intuitu personae imprécise et non réciproque, permettant au seul franchiseur de résilier de manière anticipée le contrat en cas de changement dans la répartition du capital du franchisé, de son principal actionnaire et de changement de dirigeants. Elle prononce enfin la nullité d’une clause de résiliation anticipée au seul bénéfice du franchiseur, en raison de l’imprécision des manquements permettant de la mettre en œuvre (non respect de lois relatives à l’activité professionnelle du franchisé) ou de manquements sans gravité démontrée (défaut de paiement d’une redevance). 

Pour caractériser la soumission des franchisés à des obligations déséquilibrées, la cour d’appel constate la notoriété du franchiseur dans l’Ouest de la France en situation d’imposer un contrat type de franchise qui n’a pu être négocié du fait de la « désinformation » des franchisés (document d’information précontractuelle incomplet). 

La cour d’appel prononce une amende civile de 500.000 euros à l’encontre du franchiseur. 

  • Avis CEPC, n° 21-8, 9 juil. 2021 – sur la pratique d’un assureur consistant à supprimer en période de crise sanitaire la garantie perte d’exploitation à peine de résiliation du contrat : 

La CEPC confirme que la pratique de modification d’un contrat d’assurance visant à supprimer la garantie de perte d’exploitation lorsqu’elle résulte d’une impossibilité d’accès à des locaux (activité de restauration) par suite d’une interdiction des autorités compétentes en raison d’une maladie contagieuse, épidémie etc. pourrait caractériser un déséquilibre et le délit d’obtention d’un avantage sans contrepartie pour l’assuré. Celui-ci se trouverait en effet privé d’une garantie sans la contrepartie de la réduction de sa prime d’assurance. 

  • TC Paris, 6 juil. 2021, n° 2016064825, Ministre de l’économie /Monsieur Bricolage : 

Le tribunal de commerce de Paris enjoint à Monsieur Bricolage de cesser de déduire un taux d’escompte de 1,4% (un taux bien plus coûteux que l’escompte bancaire) des factures de ses fournisseurs en contrepartie d’un paiement par décade dans le cadre d’un système d’affacturage inversé. 

Le tribunal prononce une amende civile de 2.000.000 euros à l’encontre de Monsieur Bricolage. 

  • CA Paris, 24 mars 2021, n° 19/13527, SASU A2A et autres/Xerox : 

La Cour d’appel de Paris annule la clause d’un contrat de concession sanctionnant l’impayé d’une (seule) facture du concessionnaire par la suspension de services de maintenance envers l’ensemble des clients du concessionnaire. 

La cour souligne la disproportion dans la sanction et la dépendance des concessionnaires, revendeurs exclusifs des produits Xerox, qui sont obligés de souscrire au contrat de maintenance non négociable. 

  • TC Paris, 22 fév. 2021, n° 2016071676, Ministre de l’économie/Sté Interdis, Sté CSE et autres : 

Le tribunal de commerce de Paris enjoint aux sociétés du groupe Carrefour de cesser la pratique consistant à obtenir des fournisseurs une remise complémentaire de distribution (RCD) non négociable, présentée comme un prérequis à la négociation commerciale et accompagnée de mesures de rétorsion, sans permettre aux fournisseurs de vérifier l’assiette de la RCD ainsi que la justification en termes de coûts logistiques. 

Le tribunal prononce une amende civile de 1.749.890 euros à l’encontre de Carrefour. 

 

*Articles L442-1, I, 1° et 2° du code de commerce. 

**La sanction consiste en la nullité des clauses concernées et/ou la cessation des pratiques et/ou la restitution des avantages indus et/ou des dommages-intérêts (article L442-4 du code de commerce). Le ministre chargé de l'économie ou le ministère public peuvent demander également le prononcé d'une amende civile dont le montant peut s’élever jusqu’à 5 millions d’euros, le triple du montant des avantages indument perçus ou obtenus ou 5 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par l’auteur des pratiques.

 ***Respectivement articles 1218 et 1195 du code civil.

 

Par Virginie BERNARD, le 24 mars 2022